Cette très triste nouvelle de la disparition de Mohamed ARKOUN à 82ans, un très grand homme, rares aux qualités humaines, nous impose de lui rendre le meilleur hommage avec cette certitude que le meilleur hommage lui sera rendu par le temps qui, en passant et se déroulant mettre en relief la justesse et la pertinence de sa pensée, qui était d'abord le fruit de son travail.

Comme tous les grands hommes, il a manqué d'être suffisamment reconnu et pris en compte

- en Algérie, son pays de naissance, de formation et des premiers engagements,

- en France, son pays de formation à la Sorbonne et d’exercice à la Sorbonne, pays où il a régulièrement avancé des propositions importantes « sur la nécessité de donner aux musulmans en France des espaces d’expression et d’information intellectuelles et scientifiques de l’islam comme religion, ensemble de cultures et civilisation (car) cela diminuerait les raisons de descendre dans la rue chaque fois que l’islam est l’objet de dénigrement ou de polémiques jugés insultants ».

- Pour l’avoir rencontré, invité et échangé avec lui au Maroc lors de mon détachement, je sais combien tout en restant discret et courtois sur la chose, il a été déçu dans cette attente caractéristique de tous ceux qui depuis tant de décennies, désespéraient de voir la France et ses élites choisir définitivement l’application des principes de l’équité et de la justice à l’endroit des musulmans.

- Comme beaucoup, son expérience de la colonisation et de la France l’amenaient régulièrement à vouloir croire en l’émergence de la raison et de la sagesse dans le pays des droits de l’homme dont il connaissait bien les démons anciens et permanents du racisme, de la discrimination et de la suffisance culturelle.

- Comme beaucoup, il savait le meilleur de l’histoire et de la culture de la France et en voulait le développement au bénéfice de la civilisation universelle et dans l’intérêt réciproque des pays. Il aura agi sa vie durant en ce sens.

- Etabli au milieu des années 90, pour partie au Maroc, à Casablanca, il désirait tant le mariage des richesses culturelles et sociales du Maroc avec celles de l’Algérie, son pays de cœur dont il ressentait les douleurs, les errements et les dérives.

- Homme de l’occident méditerranéen à la manière d’Ibn Rochd, (Averroes) il aura écrit l’essentiel de ce qu’il y a lieu d’interroger à propos de l’islam :

- la falsification de l’histoire de la religion par l’imposition d’une version unique du Coran, par la volonté permanente et souvent conjuguée de gens de pouvoir et de groupes fanatiques d’effacer les composantes humanistes de l’Islam et subvertir le sens et l’esprit d’Ijtihad (ou le sens poussé de l’effort, combat intérieur pour atteindre le les buts les plus nobles) en visions étriquées et violentes du djihad.

- la conjugaison des intérêts de puissance avec ceux des Etats modernes, les effets dévastateurs de l’anti pensée et du fanatisme sur la religion elle même, appauvrie en dogmes simplificateurs et instrumentalisée, l’interaction bloquante des instrumentalisations politiques de l’islam avec l’illettrisme et les aliénations des populations musulmanes dominées.

- Sa vie durant Mohamed ARKOUN aura réfléchi, travaillé, écrit et discouru pour une réforme de l’islam appuyée sur une connaissance scientifique de l’histoire du Coran, des textes et de la pensée de la civilisation musulmane classique.

- Il a montré combien les interdictions politiques de la connaissance des premières versions du Coran et de la tradition rapportée au contexte originel nuisaient à la religion elle même et aux sociétés musulmanes.

Homme grande culture, savant reconnu et distingué, homme simple et accessible ayant apporté à tant d’étudiants, Mohamed ARKOUN constituera pour toujours une référence majeure et un exemple d’humaniste que les politiques du monde arabo musulman et d’occident gagneront à lire et comprendre s’ils veulent construire une avenir meilleur de concorde interculturelle et de relations fructueuses entre les peuples.

Mohamed ARKOUN, est né « (..) à Ain Taourirt dans une famille pauvre. Il a passé là, la frontière symbolique séparant la culture montagnarde pauvre et traditionnelle en situation de domination coloniale du savoir moderne, en fréquentant « cette école perdue dans la montagne de Grande Kabylie. C’était disait il, « une de ces écoles primaires créées par Jules Ferry en 1881, et qui a fait un travail remarquable en formant des générations de futurs instituteurs kabyles sur le modèle de l’école gratuite, obligatoire et laïque de la IIIe République . D’après la mémoire locale, les montagnards kabyles sont allés de gaieté de cœur dans cette école dont les instituteurs ont laissé un souvenir de reconnaissance et d’admiration pour leur dévouement et leur efficacité pédagogique. Mon père, né en 1892, m’a toujours parlé de M. Verdi avec ferveur ; et moi-même j’évoque toujours avec émotion les attentions affectueuses que me réservaient mes deux maîtres, M. et Mme Bouchet. On sait que les instituteurs de la IIIe République conjuguaient les vertus de la laïcité et la bonté scrupuleuse des missionnaires chrétiens (..). » (entretien avec Thierry PAQUOT, Mai 2006)

Formé , aux études arabes et islamiques par des « maîtres », à La Sorbonne, Charles Pellat, Robert Brunschvig, Régis Blachère, Claude Cahen », il pu prendre part aux « grands débats théoriques sur les apports et les orientations nouvelles des sciences de l’homme et de la société dans les années 1960-1980 » pour «Développer ou reprendre l’étude critique de la régression « fondamentaliste » de la pensée arabo-islamique pour

Ayant fait de l’humanisme arabe au IVe-Xe siècle, le sujet central de ses recherches et de son enseignement. Devant « l’expansion de l’usage littéraliste et fondamentaliste des textes religieux fondateurs », il a « voulu identifier les facteurs socioculturels, religieux, politiques, démographiques qui ont précipité la régression du champ intellectuel et du renouveau culturel dans les contextes islamiques contemporains », engageant ce qu’il a appelé « la sociologie des échecs, des ruptures, des oublis, des éliminations dans l’histoire longue de la pensée arabo-islamique des IVe-Xe siècles, disparue avec l’élimination du courant de pensée philosophique après la mort d’Averroès en 1198 ». Se référant à « l’attitude humaniste » il a opposé les usages et l’état actuel de la langue arabe, à « son statut progressivement perdu jusqu’à nos jours », « d’outil de la pensée scientifique et de la création culturelle dans tout l’espace méditerranéen du VIIe au XIIe siècle ».

En se servant du « regard » et des méthodes de la sociologie de l’échec et de l’oubli », il a pu « dépasser les exposés linéaires et fragmentaires de l’histoire des idées » pour mettre « fin aux explications arbitraires qui attribuent à l’islam toutes les régressions et tous les retards dont souffrent aujourd’hui les sociétés héritières d’un passé complexe et encore mal ou sous-exploré, surtout les siècles de rumination scolastique des commentaires et des gloses sur des œuvres tardives. » Il citait, « l’exemple éloquent de ces évolutions donné par l’islam wahhabite du XVIIIIe siècle recueilli et répandu par l’Arabie saoudite au détriment du pluralisme doctrinal qui reflète le dynamisme et l’ouverture intellectuels de la pensée classique ».

Remontant à la conquête de Constantinople (1453) , il opposait la force conquérante de l’islam politique avec l’expansion de l’Empire ottoman dans l’aire méditerranéenne à la mise en sommeil de la pensée et de la connaissance en islam, « face à une Europe qui inaugurait les grandes révolutions de la modernité » à l’absence d’attention de « l’islam shî‘ite du pouvoir safavide et celui des Moghols en Asie centrale à l’ascension irrésistible de l’Europe de l’Ouest.

Contre le discours anti occidental développé par le nationalisme arabe se référant à l’islam mais aussi à l’opposé des « publications à perspective journalistique sur l’islamisme politique de beaucoup d’experts en sciences politiques qui tendaient à faire passer au second rang les travaux qui traitent de la moyenne et de la longue durée », dans « le grand débat sur l’orientalisme, initié par Édouard Saïd » il a courageusement montré « le rôle des savants occidentaux qui explorent tous ces grands domaines de l’histoire et de la socio-anthropologie historique quasiment délaissés pour diverses raisons par les premiers intéressés.

Un chercheur soucieux d’intégration étroite de la connaissance et de la méthode aux réalité cognitives et aux diversités des publics les plus concernés :

Inventeur « de l’islamologie appliquée », Mohamed ARKOUN était préoccupé d’associer au développement même de la connaissance de l’islam et des sociétés musulmanes, toute l’attention à la diffusion de la « pertinence opératoire entre la distinction entre quête fondationnelle et bricolage fondamentaliste (en arabe usûliyy et usûlawiyy) (qui) n ‘ont retenu l’attention ni des musulmans eux-mêmes ni des islamologues classiques et encore moins des politologues, qui préfèrent transposer paresseusement les stratégies de mobilisation politique utilisées avec succès dans le corpus fondamentaliste.»

Prenant en exemple le travail de Beatrice HIBOU (La force de l’obéissance, 2009, ) qui a enrichi la typologie des régimes politiques et des sociétés par la rencontre, l’observation des discours et des conduites, il attendait du changement du regard du chercheur qu’il entraine celui de la stratégie cognitive d’intervention et de son impact sur le chercheur et sur la société. Enseignant ainsi une « islamologie appliquée » par l’écoute « des publics ciblés » et par la prise en compte de leurs niveaux de réception des productions les plus rigoureuses, il disait la nécessité de recourir « aux modes les plus efficaces de transmission non pas tant des savoir-faire, mais des connaissances nécessaires au déploiement optimal du sujet comme personne, comme individu et comme citoyen. »

Centré sa vie durant sur cette question contemporaine fondamentale du rapport de l’Etat à la religion et de la religion à l’Etat, il rappelait savamment et si finement les ignorances étatiques et politiques les données de l’histoire et du réel social :

« Les cultes sont les voies et les formes d’expression de la foi ; ils ne sont pas détachables de la construction et de l’actualisation du fait religieux global. Ils relèvent donc de la seule responsabilité du croyant comme personne libre liée au Je/Nous divin comme il été défini ci-dessus. Le ministre de l’Intérieur ne peut intervenir que si l’ordre public est troublé par des manifestations ostentatoires de la foi. La théologie reconnaît au fidèle musulman l’indépendance totale en matière d’expression de la foi. Il est vrai cependant que l’islam est théologiquement protestant et politiquement catholique ; cela veut dire que l’État califal et davantage encore l’État contemporain exercent un contrôle abusif sur la religion. Il faut parler de l’étatisation de la religion à des fins politiques, non d’absence de séparation de la religion comme expression de la foi et de l’État. L’État républicain a ignoré ces données au temps de l’Algérie française ; il continue de le faire aujourd’hui (....j’ajouterais et à sa suite les Etats indépendants qui lui ont succédé , N.BOUMAZA)

« Il y a un autre domaine où l’État laïc ne remplit pas ses obligations: c’est celui de l’enseignement du fait religieux pour donner à tous les citoyens les connaissances et les outils critiques nécessaires pour contrecarrer les mobilisations politiques au nom de la religion et d’un communautarisme menaçant. J’ai vécu à cet égard une expérience pénible et concluante. »

Enseignant ainsi une « islamologie appliquée » par l’écoute « des publics ciblés » et par la prise en compte de leurs niveaux de réception des productions les plus rigoureuses, il disait la nécessité de recourir « aux modes les plus efficaces de transmission non pas tant des savoir-faire, mais des connaissances nécessaires au déploiement optimal du sujet comme personne, comme individu et comme citoyen. »

Nadir BOUMAZA

Adieu si Mohamed.

Nadir BOUMAZA

A ceux qui manquent de temps mais aussi à tous, je recommande vivement le bel entretien qu’il a eu avec Thierry PAQUOT, le mai 2009, http://www.jeunes-algeriens.com/culture-litterature-histoire-f4/mohammed-arkoun-par-thierry-paquot-t690.htm#10482

Voir également

http://sites.google.com/site/mohammedarkoun/biographie

Mohamed ARKOUN , hommage à l'homme et au savant humaniste qui vient de disparaître